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Dans la langue française, exceptés les anglicismes qui en découlent, un seul mot semble-t-il, contient un attelage de lettres en succession conduisant à "BLOG", aussi par cette simple observation, n'est-il pas difficile de comprendre que je me plais, voire me complais, dans la fréquentation de la langue de Molière. Celle-ci m'a permis, en écrivant L'Enfant trouvé dans un panier, de faire un très beau et long voyage dans le temps et dans l'espace en compagnie de quinze générations et d'en rendre compte en près de 800 pages - dont une cinquantaine de figures en iconographie - renseignées par 450 notes de bas de page. Commissaire divisionnaire honoraire et juge de proximité ayant tout juste achevé mon mandat non renouvelable de sept ans, je vis dans la belle Cité des Ducs de Bretagne, c'est à dire à Nantes, pour être plus accessible à ceux qui ont le droit de ne pas connaître l'histoire de cette ville attachante, de son magnifique château ou de son fier passé industriel naval. Située à l'embouchure de la Loire et aux portes de l'Océan, elle a vu naître, Cambronne, Jules Verne, Aristide Briand et Eric Tabarly qui vous souhaiterait sans doute ici : Bon vent et à Dieu vat !

vendredi 14 décembre 2012

IL FAUT CASSER LA GUEULE AUX MOTS !

Des soi-disant puristes, la bouche en cul de poule, sont en train de se charger de nettoyer la peau si fine et délicate de notre langue à l’eau de javel et à la paille de fer. Rien ne doit dépasser ; une seule règle : la platitude comme mode d’expression. Avec des airs de vierges effarouchées, ils se choquent de cer- tains emplois dont les origines et l'utilisation se perdent dans la nuit des temps littéraires. Qu’importe pour eux la différence de taille en- tre « fine gueule » et « fine bouche » ! Ces pisse-froid constipés, anémiques et bégueules veulent faire – et malheureusement y parvien- nent – de « l’amuse-gueule », l’insignifiant « amuse-bouche » ? Ça n’a aucune gueule !


Puisqu’il vient d’en être question, qu’ils se reconver- tissent en "bébouches" et s’adonnent dans leur cer- cle appauvri à leurs "bouche- tons" pour cé- lébrer, sous cette mièvrerie idiote, la rééducation d’une petite quarantaine de mots contenus dans les dictionnaires. C’est ce qu’il leur faudra faire pour nettoyer le terrain et le débarrasser de ces belles racines étymologiques qu’ils confondent avec du chiendent. Sans compter les mots composés comme brûle-gueule et casse-gueule et les locutions telles Gueules cassées, gueule d’ange et autre gueule d’amour si chère à Jean Gabin qui peut aller se rhabiller avec ses grands airs. Ils sont une soixantaine rassem- blée dans ce nouveau groupe que constituent donc les mots composés, les locutions et les expressions ; de quoi titrer la gueule !

Engoulevents argus
Et encore, pour ne pas avoir à débagouler une trop grande rancœur, les mots contenant cette va- riante atté- nuée ont-ils été écartés du massacre alors qu'ils font, peut-être et quand même, partie de la liquidation prévue. L'engou- levent d'Europe, tout aussi discret et crépus- culaire qu'il soit et s'il est protégé sur la tota- lité du territoire national peut s'attendre à ne plus l'être dans les dictionnaires et commen- cer à compter ses... plumes. Sous cette ré- serve et en les exceptant, de quoi réquisi- tionner quelques pelotons armés pour une centaine exécutions au total permettant de ré- aliser, jusqu’à élimination totale, un génocide sémantique visant la disparition d’un groupe de mots en raison de leur filiation.

En France, non seulement la peine de mort n’a pas été abolie, mais elle est toujours pra- tiquée pour les mots, en fonction et selon qu’elles plaisent ou non, de leurs seules origi- nes, de leur seule provenance, de leur seule couleur.


mercredi 12 décembre 2012

21 DECEMBRE 2012 : LA FIN DES HARICOTS !


La fin des ha- ricots ! La fin du Monde. Les Mayas en ont calculé la date à moins qu’on ne la leur ait fait dire. Les Chré- tiens depuis longtemps promettent une Apocalypse éblouissante. Les antinucléaires, compteur Geiger à la main, la redoutent. Les écologistes essaient d’en détricoter le programme en s’aidant de pou- belles jaunes pour ceci et de containers bleus pour cela. Les charlatans toujours très écou- tés confirment : elle arrive. Madame Irma n’en pense pas moins. L’Islam voit l’arrivée du Jour Dernier au fait que les objets et les animaux parleront : après le phonographe et le poste à galène hors d'âge de mon grand-père, la chose est confirmée par mon téléviseur plasma et quand je franchis le seuil de ma porte, mon iphone 4S me rappelle de sa belle voix de synthèse que je devais passer un coup de fil avant de partir. Pour le reste, il y a déjà pas mal de temps que Milou fait part de ses états d’âme dans les phylactères contenus dans la collection des aventures du personnage épo- nyme de Tintin ; même chose pour Lucky Lucke avec ce demeuré de chien qu'est Ran- tanplan ; que les bergers construiront des gratte-ciel : c’est fait aussi, même s’il en manque deux à l’inventaire depuis le 11 sep- tembre 2001. Les Bouddhistes pensent que la fin du monde sera le résultat de l’action col- lective de l’Humanité. Au jeu du « Tu refroidis ; tu brûles ! » ils sont peut être les mieux pla- cés et n’ont pas forcément tort : l’Homme est le seul animal capable d’accomplir la perfor- mance de faire disparaître ensemble tous ceux de son espèce !









Les scientifiques plus sereins disent que le Monde aura cessé d’exister dans un peu moins de quatre milliards d’années de la même manière qu’il est né depuis un peu plus longtemps. Nous en serions donc à un environ la moitié d’un parcours que l’Homme, pour sa part, n’a commencé à emprunter que depuis quelques instants comparés à l’échelle de ces durées qui ressemblent à celle de l’éternité. Personne ne s’alarme de cette certitude scientifique. Elle est pourtant effrayante. L’apparition d'homo sapiens sapiens, mais encore bien plus sa disparition programmée et purement accidentelle est, en effet, de nature à boule- verser toutes les croyances religieuses, toutes les conceptions métaphysiques d’où quelques viennent, dans quelque tête qu’elles aient pu germer et à quelque époque qu’elles aient pu être forgées ou émises. L’Homme n’est donc qu’une parenthèse dans le déroulement d’une Histoire qui n’existe pas !

Teilhard de Chardin parti de l’Alpha – commen- cement de tout et chaos des origines – à la rencontre de l’Oméga – pôle de convergence de l’Évolution et point de la rencontre chris- tique* s'est donc mis le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Il n'y aura pas de Jugement dernier, pas de Résurrection dans la gloire de Dieu. Personne "ne se relèvera d'entre les morts". Jacques Monod, vingt ans après avoir publié Le Hasard et la Nécessité, a écrit en 1988 dans Pour une éthique de la connais- sance que le cosmos insondable « se soucie comme d’une guigne de l’émergence de l’homme ».** Le savant a gagné le droit de voir le Soleil s'éteindre comme un lampion de 14 Juillet une fois le Bal des Pompiers terminé ; à moins qu'il se s'en prenne à la galaxie et la carbonise tous azimuts comme un barbecue géant est capable en Amérique de vous régler le compte d'une montagne de travers de porc à la sauce mexicaine. Habituellement ces ri- pailles collectives se déroulent pour le plus grand bonheur de la famille, des voisins, voire d'une "communauté" à cheveux roux pour cé- lébrer la Saint Patrick, ou d'une autre de la police du comté dont les éléments sont capa- raçonnés de badges ridicules et puériles sur leurs uniformes.


Qu’importe ! Après la Grande peur de l’An Mil et le Petit bug de l’An 2000, il vaut mieux se fixer sur l’im- médiateté d’affirmations imbéciles en- tretenues complaisamment par les escrocs de la pensée et religieusement bues par de naïfs gogos qui ont même oublié qu’ils étaient dotés d’un cer- veau. La fin des haricots prévue le 21 décem- bre 2012 : oui, on veut bien et on en rede- mande ; la fin des Temps pour plus tard : qu'est-ce qu'il dit ce demeuré ? On s’en fiche !

En fait, cette histoire de toute proche fin du Monde ne vaut pas un haricot !

A lire avant le 21 décembre 2012 ; après ce sera trop tard et surtout impossible.

* L'Enfant trouvé dans un panier vol.1 CH. X page 203.
** L'Enfant trouvé dans un panier vol.1 CH. IV page 101.

samedi 12 mai 2012

CANON : (un) ANGE (passe...) ET AUTRES BOULETS.

  








C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soupes entend-on d'ordinaire quand il est opportun de rappeler que la répéti­tion et l’habitude sont un gage de meilleure réussite tout en mettant à l’abri des déconvenues ou des désillusions. La compa­raison est na­tu­relle­ment d’ordre culinaire, même si Joseph Kessel en l’employant dans Les Enfants de la chance en 1934, l’appliquait en termes salés à une activité plutôt salace, où il n’était pas davantage question de cui­sine et d’assaisonnement, mais plus exactement de lubricité. Sous cet acte de foi, l’entendement admet sans doute que les vieilles méthodes font leur preuve parfois mieux que les nouvelles  encore non rodées, mais quand il s’agit de véhiculer la connaissance, il n’y a rien de pire que de « prendre les mêmes et de faire la même chose ». On dit alors que l’in­formation passe en boucle. C’est ainsi qu’à Nantes des his­toriens comme «  Mellinet, Guépin, Verger et Lescadieu éditent pres­qu’en même temps leurs monumentaux ouvrages traitant notam­ment du passé his­torique de la ville. Ils paraissent entre 1836 et 1839, et cu­mu­­lent ainsi à la fois, et le sujet abordé et le moment de leur parution, mais il n’en demeure pas moins que ce n’est pas la redon­dance de l’in­formation qui fait sa crédibilité, mais la diver­sité de ses sources.»* Ici, le contenu de l’ouvrage de l’un ne donne pas de poids sup­plé­mentaire à celui de l’autre et même si un troisième confirme ce qu’a­vancera un quatrième, puisque tous se sont alimentés à la même source de distribution que sont les Archives locales. Probablement, ces érudits n’y sont-ils pour rien, mais cette proximité ne les soutient pas, et peut-être même, les dimi­nue-t-elle par une impression de déjà vu en passant de l’un à l’au­tre. 
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  A une autre époque et dans un genre différent, la mise à l’affiche simul­tanée de deux Guerres des boutons projetées en même temps dans les salles obscures de la première décennie du siècle, a laissé le premier chef d’œuvre éponyme avec son irremplaçable Petit gibus de 1962, loin de toute atteinte, pré­servé qu’il était par les querelles entre deux chapelles très occupées à défendre un pré carré qui n'était même pas le leur, là ou le premier film, par son excellence, ne risquait, en toute hypothèse, pas grand chose : « Si j’au­rais su, j’aurais pô v'nu ! » pour­raient peut-être reprendre, en chœur et à leur compte, nos historiens nantais du début du XIXe siècle. Si en algèbre, moins par moins donne plus, à l'autre bord et dans les autres disciplines, plus par plus donne moins. D’une façon générale, le travers de répétition peut connaître des élar­gis­sements nouveaux et ne pas se limiter au seul fon­dement de l’information ; en effet, lors de sa réception, il peut aussi naître par une approche stéréotypée de son interprétation avant que celle-ci ne soit rediffusée. 
Le pilori
  Du contenu, on passe alors au contenant, c'est-à-dire, de l'exposition de la chose, à sa tentative d’explica­tion ! C’est ainsi qu’outre le cas de Chartres à la fin du XVIe siècle, un même glissement odonymique entraînerait que « la place du Pilori à Nantes devrait son appellation, entre autres éclai­r­cis­sements,[1]  à ce que s’y trouvait le puits de M. Lory ; à Paris aussi[2] et même, à La Ro­chelle ! »** là où il serait telle­ment plus simple « de s’en rapporter au dictionnaire pour observer que le nom de ces agrès de torture vient d’un latin médiéval abou­tissant à la notion plus rassu­rante de pi­lier »*** ; ici, à même constatation, même analyse, même conclusion, alors que la loi du hasard interdit forcément l’existence de ce quadruple lien qui voudrait qu’à l’endroit du puits se soit également trouvé un instrument de supplice qui, par cette proximité, aurait à chaque fois gagné sa dési­gnation grâce à un omniprésent M. Lory, collectionneur de forages à la longévité bien surpre­nante.
Élévation du puits de la Place du
Pilori à Nantes  - Dessin 1721
  















Toutefois, à Nantes, en plein milieu du XVIe siè­cle, les  expositions pu­bliques eu­rent lieu près d’un «Puits-Salé » qui deviendra le « Puy-Lory » de telle sorte qu’on peut se de­mander, ici et à l'inverse, si ce n’est pas le pilori – en imitation de l’exemple parisien qui reste tout autant à démontrer – qui a façonné l’ap­pellation de ce point d'accès à la nappe phréatique, même s’il est pré­cisé, de manière pas très convain­cante, la présence au XVIIe siè­cle, d’une famille portant ce patronyme dans la paroisse. Le nom du puits Lory aurait alors été imaginé, de toute pièce mais en soif – ce qui est ici normal – de logique, comme moyen per­mettant, cul par-dessus tête, de justifier l’origine de l’ap­­pel­lation du « pilori ». En tout cas, la répé­ti­tion ne fait pas l’in­for­mation ; elle ne fait pas non plus la justesse du rai­son­­ne­ment ou de la dé­duc­tion.
Un jardin de curé









Ce qui est vrai pour les grandes choses l’est aussi pour les petites, qui ne le sont pas tant que çà quand il s’agit de défendre un des pi­liers de notre Constitution qui, dans son article deuxième, et avant no­tre drapeau, notre emblème et notre hymne, annonce fièrement que : « La langue de la République est le français.» Dans ce vaste terrain viabilisé et loti par le texte situé tout au sommet de la hiérarchie des nor­mes juridiques na­tionales, se remarque aussi une multitude de petites par­celles cultivées et soumises à un assolement précis et toujours renouvelé ; sur l’une d’en­tre-elles, ressemblant peut-être à un jardin de curé aux soins attentifs, poussent ensemble, les apho­­rismes et les maximes, s'élèvent le long du même tuteur, les proverbes et les sen­tences, croissent en quinconce, les dictons et autres ex­pressions bien senties. Tels d'appétissants primeurs issus du maraîchage, ils font le régal des spécialistes, quand d’au­tres qui n’ont pas leur érudition, les interprètent parfois dans le sens contraire de ce qu’ils énoncent. Ils les cuisinent alors à leur manière, comme lorsqu’il s’agit de « tirer les marrons du feu », de « décimer les troupes » ou de « faire des coupes som­bres ».
Le professeur Vilmos Bardosi, direc­teur à la Faculté des Let­tres de Budapest du Départe­ment d’É­tudes françaises
   Sur ce terrain donc et outre ces dérives populaires re­marq­uées, l’ori­gine des ex­pres­sions, qu’il s’agisse du contexte histo­rique de leur naissance ou de la source étymologique ayant con­duit à leur forma­tion, est par­fois malmenée dans une répétition qui donne une ap­pa­rence faus­se­ment convaincante. Pourtant, celle-ci n’aboutira ja­mais à ce que « la chaus­sure se fasse au pied » comme peut le prétendre le vendeur en mal d’argument devant son cli­ent hésitant. Malheu­reu­sement pour la véracité du propos, l’impact sera encore plus fort lors­que le patron du magasin de chaussures viendra au soutien de son employé faire cho­rus ; il en va de même pour nos expres­sions lorsque l’in­ter­pré­tation vient de sages qu’on tremble de contrarier, soit qu’il s’a­gis­se de som­mités tel le linguiste Alain Rey qui, puisqu’il est fran­çais ne peut pas de tromper, ou d’exégètes comme le professeur Vilmos Bardosi, direc­teur à la Faculté des Let­tres de Budapest du Départe­ment d’É­tudes françaises qui, puisqu’il est étranger, bénéficie du prin­cipe d’ex­ter­ri­torialité. Il a été le grand organisateur en 2010 de la fête célébrée à l’occasion du 235e anniversaire de l’enseignement du fran­çais dans la capitale de la Hon­grie ; rien de moins !
 

        


     
C’est ainsi que, loin des pompes et des fastes d’inauguration, sur un point de détail et parce que ces émérites lin­guistes ont donné leur avis, désormais tout ce qui pense et réfléchit sur l’internet passe par eux pour justifier l’origine d’une expression des plus banales : « Un ange passe… » de ceux qui se manifestent lorsqu’un invité, par un impair, a gelé la conversation où, par une ma­la­dresse oratoire, a figé, chez chacun des convives, la partie du cer­veau où se tient le siège de la parole. « Dès que le silence se fait, les gens le meublent. Quel­qu’un dit : ‘‘Tiens ? Un ange passe !’’ » fera fi­ne­ment remarquer l’hu­mo­­­riste belge Raymond De­vos ; sans doute, le même chérubin, voire le même séraphin, que ce­lui que Jean Cocteau, fatigué d’être mis sur la se­llette à raison de ses mœurs, transformera en Lucifer et fera re­venir deux fois de suite en pro­po­sant après son pre­mier pas­sage remar­qué : « Qu’on l’encule ! » dans une excla­ma­tion, que d’au­cuns affir­ment qu’elle est véridique, et dont on imagine faci­le­ment qu’elle a dû pro­duire sur l’assistance l’effet es­compté par l’étonnant artiste, décidément habité par un talent aux multiples facettes.
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  Rey et Chantreau, dans leur volumineux dictionnaire des expres­sions et locutions, évoquent la source fournie par le savant hongrois qui vient d’ê­tre cité, Vilmos Bardosi, le distingué linguiste contem­porain ; il indique qu’« il s'agirait de la version chrétienne d'une lo­cution latine qui mettait en jeu le dieu Mercure, garant de la discrétion propice au commerce »  et les deux spécialistes français font leur, son interprétation. Le lettré de Budapest est donc allé chercher son expli­cation dans les particu­larités de la panoplie de Mercure, connu chez les Grecs sous le nom de Hermès ; elle se compose, quasi régle­men­tairement, d’un casque ailé et de sandales pareillement, faisant de lui le dieu du commerce et le messager de ses pairs. C’est donc à partir de ces attributs zoomor­phes, et au bénéfice de ces accessoires, que s’o­père le rap­pro­che­ment fait par l’universitaire étran­ger. On ob­ser­vera que le lien est bien ténu et demande, pour être tressé, une bonne dose d’ima­gi­nation. C’est encore en re­mar­quant la dis­cré­tion qui préside habi­tuellement aux tractations commerciales, que le même fait une asso­ciation avec le mu­tisme an­gé­lique in­terrompant la conversation. Au marchand taiseux sur ses combines mercantiles corres­pondrait l’ange de la consécration du si­lence dînatoire ; cet ap­parente­ment un peu lâche est de l'ordre de ceux qui permettent aussi, en toute circons­tance, sans grand frais et de manière très large, de se trouver un « cou­sin à la mode de Breta­gne », autrement dit et à peu de chose près, un parent sous la simple réserve, peu restrictive on l'avait compris, qu’il com­pte au rang de ce que l’humanité recense de représentants. 
Mercure









 Il existe pourtant une explication qui, si elle ne peut pas être mieux prouvée que la précédente, a l’avantage de reposer sur une logique mieux perceptible et sur un fondement plus convaincant, en tout cas, moins accrobatique et pour tout dire, moins tiré par les che­veux. Elle est tout à la fois d’or­dre maritime, militaire et offensif. L’ordre maritime est à re­chercher dans la présence de vaisseaux qu’ils soient marchands, de commerce ou de la Royale ; militaire, par la capacité de certains d’entre eux de pouvoir répondre aux enjeux et objectifs de la guerre ; offensif juste­ment, par la né­cessité de devoir disposer d’armes de des­truction con­tre les navires ennemis qui auraient pour ambition l’abordage du voi­sin en conclusion de trop proches ma­nœuvres de navigation : le ca­non et son boulet. Il est établi que ce der­­nier a fait la démonstration de son efficacité sur les mers depuis la dé­rouillée subie à la fin du XVIe siècle par l’Invincible Armada au large de l’Irlande ; elle sera li­qui­dée par des canons ayant tech­niquement un siècle d’avance sur ceux des autres pays : fa­briqués pour la première fois en sé­rie et avec des boulets de calibre standard, ils ti­re­ront un coup toutes les deux mi­nutes quand les bou­ches à feu espa­gnoles de­vront péni­ble­ment se contenter d’une riposte toutes les dix minutes : un déluge létal dans un rapport avantageux de un à cinq ! 
  

   






Comme le progrès se mesure, curieusement et aussi, aux inno­va­tions trouvées pour anéantir son prochain, l’Homme s’ingéniera en­core à perfectionner ces matériels de mort comme on vient de le voir avec la victoire anglaise par canonnades sur la Flotte de Philippe II qui finira aux terme de cette expédition par être totalement liquidée, à la fois, par le gros temps et des nau­fra­ges, en série et conséquence, sur les côtes irlandaises. La prospérité du boulet de canon passera par une succession d’inventions, ou plus exactement, d’améliorations aboutissant à en diversifier les effets ainsi que le permettra pour le pro­jectile, le passage de la pierre des temps médié­vaux à celui du métal et en l’espèce de la fonte autrefois appelée « fer coulé » : boulet à bran­che, à deux têtes, creux, ensaboté, mes­sa­ger, rouge, roulant et sourd répertorieront les connaisseurs du XIXe siècle dans leurs diction­naires de Marine ou de l’Armée de Terre sans qu’on ne sache trop, pour certains, quelle était précisément leur fonction. D’autres encore étaient appelés boulets ramés et boulet chaînés. Ce sont eux que Mme Élisabeth Veyrat, spécialement interrogée, a bien voulu évoquer en étant particulièrement bien placée pour le faire puisqu’elle a été Com­missaire en 2009 de l’ex­position itinérante qui s’est tenue, entre autre, à Nantes aux Château des ducs de Bretagne : « La Mer pour mé­moire » sur le thème de l’archéologie sous-marine des épaves du littoral atlan­tique.

Ile de Tromelin (1 km2)










« Parmi les projectiles de canon utilisés sous l'Ancien Régime, on trouve en effet des boulets ronds (pour les coques) et des boulets à deux têtes (pour détruire les cordages et démâter le navire ennemi). Parmi ces munitions à deux têtes, certains sont faits comme des hal­tères (deux boules ou hémisphères reliées par une barre de fer), d'au­tres sont reliés par une chaîne, d'autres, enfin, se déplient lors du lan­cer, soit par coulissement, soit par déploie- ment. Le boulet […] qui était présenté dans La Mer pour mémoire était de ce dernier type, il était formé de trois tiers de sphère en plomb, reliés à 3 barres de fer fixées ensemble au bout. Il provient de l'épave du vaisseau Soleil Royal, coulé sur le littoral de Loire-Atlantique en 1759. […] Il était destiné à se déployer en tournant sur lui-même afin de rompre les cor­dages et, à ce titre, sa fonction et le bruit qu'il occasionnait une fois lancé de­vaient être identiques à ceux d'un boulet à chaîne. » Également consulté et appartenant au Groupe de Recherches en Arché­ologie Navale, intervient M. Max Gerout, directeur des opérations pour la 3e Campagne de fouilles sur le minuscule îlot de Tromelin, faisant aujourd'hui partie de l'emprise maritime de la Réunion et situé, parmi les Iles Éparses à, à peine moins loin de Madagascar. L'endroit mérite une attention toute particulière par le fait qu’au milieu du XVIIIe siècle, soixante esclaves naufragés y ont été abandonnés ; huit survivants seront récupérés quinze ans plus tard. « Nous avons retrouvé à Tromelin sur l'épave de l'Utile les têtes en plomb de boulets fléaux » que les Anglais appellent « grapes shot ». Mais pourquoi s'appesantir sur la description de ces curieux engins alors que l’ori­gine du propos, loin de ces considérations exotiques, ne cherche qu'à trouver une explication bourgeoise à l’origine de l’ex­pression ayant en­traîné l’exclamation iconoclaste et même angélorastique de Jean Cocteau ? 
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  http://www.oyeahstudio.com/images/interieur-print/colophon/colophon-interieur-1.pngJustement le colo­phon s’an­nonce au détour de la page : ces projectiles fragmentés ainsi reliés por­taient le nom délicat de « anges ». « Le terme est bien connu dans la marine de l'Ancien régime, Aubin le cite notamment dans son dictionnaire de 1702 et Willaumez en 1831. » poursuit Mme Élisabeth Veyrat. En effet, le premier nommé, Nicolas Aubin, décrit ainsi ces «  boulets à chaîne : Ce sont deux moitiés d'un boulet atta­chées à une petite distance l'une de l'autre, par une chaîne de fer, qui a trois ou quatre pieds de longueur : on en charge un canon, et quand on le tire, l'effet de ces deux boulets est d'autant plus grand, que la chaîne embrasse et coupe ce qu'elle rencontre, de sorte qu'elle désempare un vaisseau en abattant les mâts et coupant les ma­nœu­vres et les voiles. On les nomme aussi anges, parce qu'au dire des ma­telots, ce sont des Anges qui volent de part et d'autre. »
ANGE : "Vitrine artillerie, exposition La Mer pour mémoire,
copyrigth Drassm/Buhez" avec l'amiable autorisation de Mme Elisabeth Veyrat.



  Un ange passe et pour les marins en position de combat sur le pont, quoi de plus naturel, en suspendant toute activité à ce bruit carac­téris­tique, de tenter d'évaluer les risques et, dans la mâture, les dégâts à venir dans le grée­ment de manière à éviter d’être victime de la chute qui pouvait être mortelle d’objets fracassés et de débris dan­ge­reux sur le parcours final desquels il valait mieux ne pas se trouver.  L'alerte vaut bien un instant de silence, à la fois craintif et observateur, avant la reprise des hostilités ! Willaumez, dans son Dictionnaire de ma­rine répertorie le danger : « Anges : Sorte de mitraille en usage au­trefois formée par un boulet coupé en deux, trois ou qua­tre parties enchaînées ensemble pour, en sortant du canon, lorsqu’on combattait de près, couper le plus de manœuvres possibles à l’ennemi. » 
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Dans le prolongement de ces idées, le guide conférencier de l’ex­position nantaise de 2009 y trouvera, tout naturellement oserait-on avan­cer, l’origine de l’expression : « Un ange « passe … » ; elle sera re­prise dans un article du n°46 d’Archéologia sur l’exposition, La Mer pour mémoire, mais le lien étant le même, et après tout ce qui vient d’être dit sur la répétition des sources, il convient de se garder d’en tirer partie pour y revendiquer une confirmation. Plus prudente, Mme Élisabeth Veyrat considère qu’il « Il faudrait faire d'autres recherches, no­tam­ment dans les récits maritimes. »  Avis aux amateurs… mais tout de même ! Est-il déraisonnable de penser, qu'invité à terre à un de ces dîners mondains pour lesquels on se disputait l'uniforme, un fringant officier de La Royale a pu utiliser cette image.  Née dans la fureur des combats navals, il aura pu en expliquer opportunément l'origine, à l'apparition dans la conversation, d'un moment de silence embarrassé et dénoncé par le cliquetis dominant de l'argenterie et de ses couverts ; intervention doublement bien venue pour lui : d'abord, chasser l'intrus en fournissant l'explication comparative, séraphique et marine, donnée à cette présence mal venue ; ensuite, et surtout peut-être, briller comme il convient en société, sous les yeux réjouis de la maîtresse de maison et... de sa fille admirative qui sait que son père pense à « l'établir ». Après çà, Mercure avec son attirail à plumes peut s'attendre à cantonner définitivement dans le Panthéon qui lui tient lieu de nichoir, qu'il n'a probablement jamais quitté, en dépit des incursions terrestres qu'on a bien voulu lui prêter au-dessus des tables silencieuses ; un peu généreusement, ne trouvez-vous pas ?

*L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 302.

 **L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 301 : [1]. Notice sur les rues de Nantes ; Édouard Pïed, Imprimerie Dugas, 1906 : « Puy Lory... puits qui date de 1516… » ; Guide de l’étranger à Nantes ; Imprimerie de Forest, 1838 : «  Le puits Lory (d’où est venu pilory) fut creusé en 1516. »
***L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 302 : [2].  Folklore et curiosités du vieux Paris ; Paul-Yves Sébillot éditions Maisonneuve & Larose, 2002 : « En 1295, c’est un puits appartenant à un bourgeois du nom de Lori… » ; Histoire de Paris - Le Paris pittoresque : « Ce Pilori était situé aux Halles ; en 1295, était un puits appartenant à un bourgeois du nom de Lori et un gibet… »

jeudi 19 avril 2012

QUAND JE VOUS DISAIS QUE JE N'ALLAIS PAS BIEN !


Ne pas reconnaître un visage ? Il n’existe rien de plus pénible sur le plan social et évidem- ment relationnel que de ne pas reconnaître, celui avec qui on a dîné la veille. Il peut tout aussi bien s'agir de l’interlocuteur, au de- meurant intéressant, de la semaine écou-  lée.  C'est peut-être encore le gardien de la paix dont on est le chef de service au seul motif qu’il a quitté son uniforme pour se travestir en pékin. Le doute de la réalité d’un désordre n’est plus permis lorsque l’hésita- tion à identifier le sympathique client un peu rougeaud en conversation avec la caissière de la supérette du coin ne se vainc, qu’au moyen de la reconnaissance de la voix du boucher qu’il est aussi ; c'est si vrai qu'il y officie, quotidiennement et chaque jour que Dieu fait. Il constitue pourtant un acteur bien visible sous les néons du magasin. Avec sa gouaille naturelle et sa bonne figure, il ne peut pas rester durablement inaperçu. Mais, celui-ci, redevenu consommateur ordinaire et même s'il se trouvait à l'intérieur du local commercial, ne se tenait pas in situ derrière son étal, au milieu de ses rôtis de boeuf et de ses côtes premières. Du même coup et par ce changement de décor, il rentrait dans l'anonymat des têtes sans visage. Il ap- partenait à la catégorie des visages sans trait et à la théorie des avatars qui ne laissent aucune trace de leurs apparences successives dans l'enchaînement de leurs métamorphoses ! Tous ne font que passer dans un présent immédiat et fragile, et le souvenir pris en défaut, empêche qu'ils existent réellement. En effet, pour l'ob- servateur et si ce mot peut avoir ici encore un sens, ils n'ont, ni continuité, ni Histoire personnelle. Dans les autres cas et à la condition qu'il soit bien à sa place, la blouse blanche, et le calot de même, sont les attributs naturels du boucher qui lui valent carte d’identité, tant il est vrai dans ces circonstances, que c’est l’habit qui fait le moine ; mais ici, il avait défroqué !


Ce manque d’aptitude physionomiste est une véritable infirmité sociale. En permanence, il oblige à biaiser avec la personne qui s’étonne légitimement de ne pas être spontanément identifiée. Sur la foi de renseignements qu’elle vous donne, on se sent contraint de dire, tout à la fois, que : « Mais oui, bien sûr ! » On ajoute que tout est entré dans l’ordre, alors qu’en dépit des indices ainsi fournis, il n’en est rien ; mais l’affront à lui faire endurer ne peut s’éterniser plus longtemps, quand bien même à cet moment, le terrain se montre de plus en plus glissant. Aussi une menterie de plus ou de moins... C’est être sur le grill lorsque la tentative de reconnaissance fonctionne au moteur des éléments d’une enquête qui se présente sous forme d’inquisition verbale. Il faut faire avec ce que devient le « connu méconnu » qui vous répond, à la question posée de son avenir immédiat, qu’« il n’y a rien de nouveau ». Il y a lieu de s'accommoder des conditions de son travail quand il vous dit que « c’est le train-train habituel ». A la troisième réponse de cette veine, la cause est généralement perdue et il ne reste plus qu’à avoir une pensée émue pour saint Laurent le patron des rôtisseurs. Le pire aura peut-être été d’avoir été rejoint dans une file d’attente à la caisse de l’hypermarché par une « connaissance » qui lit dans son interlocuteur comme « à livre ouvert ».  Pour l’autre partie, il s'agira de converser pendant de très longs instants avec une parfaite inconnue, sans que du tout, il ne puisse ressortir le moindre indice. N'en ressortira pas le plus petit élément pouvant conduire à son identification. Parvenir à meubler la conversation et réussir à donner le change dans cette épreuve demande alors beaucoup d'énergie. Mais le pire a un comble, même s’il émerge a contrario : celui, en une contradiction pénible, de ne pas avoir oublié cet évènement vieux de vingt ans, alors que l’inconnue le reste et le demeurera pour l’éternité ! Survivre à ce genre d'enfer ne laisse pas intact. Il donne durablement l'impression d'être une sorte de zombie égaré dans le monde des vivants avec, à tout moment, la peur d'être démasqué. On a alors le sentiment de vivre au milieu de glaces sans tain et de marbres en stuc.On vit parmi des décors en trompe-l'oeil où tout n'est que figures im- possibles et trompeuses. On partage les illu- sions et mirages surgissant du chapeau d'un magicien condamné, malgré lui, à jouer son rôle jusqu'à la fin du spectacle. C’est ailleurs subir le mécontentement offusqué et teinté de courroux de celui qui, parce qu’il s’en souvient, pour la troisième fois en trois dimanches de golf, se voit affublé d’un nom qui n’est pas le sien au motif qu’il ressemble à… à qui, à propos ?







Invoquer une distraction passagère lors d’une rencontre de trottoir ne saurait, avec les mêmes, se répéter trop souvent, sauf à passer pour un aimable ahuri et au mieux pour une sorte de professeur Tournesol. L’expérience montre que le désagrément de l’épreuve à affronter, semble d'abord proportionnel à la surface sociale de celui avec qui on doit la subir. Qu'ensuite, il est fonction d'un niveau d’évolution duquel va naître le malaise quand il ne dépend pas des deux à la fois. Il paraît moins mortifiant de ne pas reconnaître un copain de bistrot que le chef de cabinet du préfet avec qui le même a cependant partagé une partie de la matinée sous fond d’explosions de grenades lacrymogènes, de quolibets po- pulaciers et de slogans scandés sur l’air des lampions. Personnage sans visage identifié, énigme vivante ou tête sans nom, la vexation n’est pas loin. Pour celui qui en est l’auteur, l’exclusion sociale se profile au motif évalué de son peu d’amabilité ou de son air dédaigneux, de sa versatilité, voire de son côté méprisant, là où il n’y a que du vide, rien que du vide qu’il voudrait, pourtant et plus que tout, combler. Il oblige même à essayer d’être sympathique avec tout le monde ; au cas où… Mais ces acrobaties ne durent guère en conviction et la capacité de persuasion s’émousse. Aussi n’empêchent-elles pas la chute et celle, à suivre, d’un capital de popularité et de convivialité qui s’était petit à petit réduit comme peau de chagrin. Après tout çà, tenter d’avoir une vie sociale et même ordinaire relève du parcours du combattant avec le fusil en bandoulière et le barda sur le dos. La moindre soirée du week-end peut recéler un piège. Le plus petit déplacement au cinéma tourner en jeu du Cluedo. La rencontre de groupe la mieux organisée est capable de dissimuler une chausse-trappe et les hasards du quotidien, de placer une peau de banane fatale au premier carrefour venu. En fait, la règle du jeu est simple : apprendre à nager entre deux eaux. Se monter passablement accort, mais pas trop, pour éviter d'avoir l'air d'être à la pêche au premier venu tout en gardant une ouverture. Être suffi- samment distant, mais pas trop, pour ne pas avoir l'air d'une porte de prison et, en tout temps et en tout lieu, se tenir toujours en alerte sur roues et prêt au qui-vive, puis gérer les évènements et les surprises au fur et à mesure de leur apparition. Simple, mais nerveusement épuisante !

Pourtant, sur le plan des neurones, l’affaire n’est pas plus grave que d’être daltonien et ce désordre a même un nom, et qu’il y a-t-il de plus rassurant que de pouvoir étiqueter un nom sur une chose surtout quand on ne la maîtrise pas ? Ce stade est le premier point d’accès au monde de l’intelligible. Il marque le franchisse- ment de la frontière entre ce qui n’existe pas et ce qui a une réalité. Bien discipliné le mot a même une racine qui est la même que le « proso » de « prosopopée » qui consiste à donner la parole, à tout autre qu’à un être humain à moins de le faire s’exprimer en son absence, et jusqu’à une figure allégorique comme L’Amour ou La Liberté et, au plus simple, aux différentes figures du Jeu de Cartes dans Alice au Pays des Merveilles. En traduction, il y est donc question de « personnes » dans cette affection, et justement de celles qui sont absentes, par le déficit de capacité de leur reconnaissance qui touche celui qui est atteint de « pro- sopagnosie ». Tout un programme lorsqu’on sait que le prosôpon grec ou le personna latin qui conduit à « la personne » en français, sont tous deux à rapprocher du « masque de théâtre » ! La vie ne serait donc que la comédie jouée avec les apparences de l’existence ! 

Le mot ne peut être mieux venu dans un contexte en forme de Janus sémantique qui fait que quand la « personne » attendue n’est pas là, c’est effectivement qu’il n’y a « personne ». « Personne » encore, car il est vrai que ne pas reconnaître tel ou tel équivaut à ne pas le faire exister dans une démarche hautement négative et mal vécue. En effet, ici, il n’y a plus rien, ou si peu, en fait de personne humaine dont un cerveau récalcitrant a expédié l’image dans une salle d’archives en désordre où on ne la retrouvera pas. Il n'est pas à exclure aussi  que le document n’ait été tout bonnement imprimé avec une encre sympathique illisible puisque la formule chimique du révélateur demeurera inconnue.

La prosopagnosie est donc une anomalie plus qu'une  maladie. C'est une bonne nouvelle qui malheureusement ne fera pas guérir le patient car, acquise ou congénitale, elle est incurable ! En tout cas, elle existe et les séquelles laissées par certains accidents de la route – une mine pour les neurologues –  en témoignent largement. Les spécialistes en font une question de reconnaissance des formes. Le trouble peut aller jusqu'à l’impossibilité, plus qu’em- barrassante, de reconnaître ses propres enfants. Il peut se limiter à la simple difficulté de récupérer, pour demander l’ad- dition, le serveur qui vient en conclusion du déjeuner, d’apporter aussi en terrasse, le café encore fumant, puis est retourné, probablement en salle. Pourtant,  il doit bien être un des trois ou quatre de ceux qui justement circulent, plus ou moins dé- sœuvrés, entres les tables. Oui, mais lequel ? C'est le moment d'affecter de chercher sa serviette qui n'est même pas tombée sous sa chaise. il peut encore paraître opportun de de faire semblant de sonder la mes- sagerie de son téléphone portable. D'ici là, un des autres convives masculins aura bien hélé le bougre et le change sera donné, une fois de plus. Avant même de parler de remède, on ignore à peu près tout, quand elle n’est pas d’origine traumatique, sur la cause de cette curieuse altération d’une faculté pourtant essentielle et sur le méca- nisme conduisant à sa manifestation. Certains pensent que le cerveau analyse le visage humain, comme le ferait un scanner, en enregistrant ses particularités selon une méthode que n’aurait pas, semble-t-il, désavouée Bertillon le père de l‘anthro- pométrie criminelle. 

 









Elle passerait en effet par la mise en mesure de la forme et de l’écartement des yeux. Elle se pouursuivrait par l’intégration des contours du visage et l’évaluation du positionnement de la bouche et du nez en autant  d’automatismes et de points significatifs qui, en cas de concordance, permettraient d'extraire du ti- roir, l’image d’une personne déjà réperto- riée, donc déjà connue, puis identifiée avant d’être « re-connue ». Il s’agirait en quelque sorte de savoir mettre le voisin en équation et, ensuite, de pouvoir la déchiffrer par un calcul qui ne paraît pas être à portée de tous les cerveaux. D’autres qui n’en sont pas capables se rabattent sur la marque d’une voiture, des détails vestimentaires, voire une paire de lunettes. Plus étrange encore, tel berger frappé de prosopagnosie bien diagnostiquée reconnaîtra, tout de même et aisément, chacune des nom- breuse bêtes de son troupeau. Il appellera chacune d'entre elles par son nom et indiquera, par-dessus le marché, la filiation de chacun des jeunes animaux en désignant les parents. Pour un autre, identifier une commode Directoire ou Empire, qu'elle soit retour d’Égypte ou tardive, en meuble parisien ou de province, et qu'il soit, de château, bourgeois ou campagnard, dans son jus ou restauré, oui ; le vendeur, non !

D’autres encore et revenant au genre hu- main, en barbotant dans le doute identi- taire, cherchent à reconstituer le cadre et le contexte de la rencontre initiale avec cette sorte d’OHNI pour pouvoir se mettre dans le bain de la première entrevue. Ils attendent que, de cette tentative d’immersion dans une situation déjà vécue, vienne la réponse au désert mental qui pour l’instant les habite. Ils font comme celui qui, arrivé dans le salon en ayant oublié ce qu’il était allé chercher, retourne à la cuisine d’où il vient. Il espère ainsi que l’étincelle du souvenir se produira et, sans doute grâce à cet effort, l’autorisera-t-elle à ouvrir la porte du réfrigérateur hébergeant la bière indispen- sable à tout match de football qui se respecte. Il se déroule justement sur le petit écran trônant dans la pièce voisine. Pour les premiers et sans qu’il ne s’agisse d’étancher autre chose qu’une soif intel- lectuelle, il s’agit par les bribes rassemblées de donner un nom et une existence à leur interlocuteur en permettant de l’individualiser dans le stock laissé en pagaille de leur fonds de commerce cortical et relationnel.









Pour ne pas quitter la référence à « L’Identité Judiciaire » la démarche est comparable à celle qui aboutit à l’identification d’un malfaiteur à l'aide de ses empreintes papillaires. Il suffit de retenir quelques éléments caractéristiques, que le professeur Locard chiffrait à douze, noyaux, bifurcations ou îles, pour pouvoir identifier sans risque d’erreur, un sujet examiné. Bien évidemment, il possède une très grande variété d’autres signes distinctifs sur chacune des nom- breuses crêtes de chacun de ses doigts, mais il est simplement nécessaire que ce nombre réduit garantisse une authentification ciblée de laquelle l’erreur peut être exclue. Le véritable génie dans l’affaire a surtout consisté à réaliser une codification de ces particularités afin de permettre une logique de classification et d’extraire facilement la fiche correspondant au cas soumis.

Classification des empreintes dans un fichier, classification des visages et magasinage dans le cerveau ! La méthode n’est pas très différente et de son succès dépend des qualités de l’opérateur à cela près que, dans le deuxième cas et lorsqu’il est proso- pagnosique, il n’a pas eu le mode d’emploi, où n’a jamais su et ne saura jamais le déchiffrer pour le mettre en pratique parce que cette forme de langage lui est définitivement inaccessible et incompréhensible. Il semblerait que le meilleur moyen de mettre en évidence cette défaillance pour la faire comprendre à celui qui n’en est pas affecté, se rencontre dans les mélanges inter ethniques quand il s'agit de descendre au niveau de l'individu. Pour un sujet de type caucasien, tous les africains se ressemblent.  Tous les asiatiques sont pareils. L’effet de clones ne s’estompera qu’au fur et à mesure de leur fréquentation qui fera progressivement diminuer le malaise ; mais il nécessitera pour le vaincre un apprentissage. 

Certains n’en sont pas capables, mais pour les autres, il faudra savoir s’adapter en réajustant un mécanisme qui ne fonctionne plus, mal, où seulement moins bien. Ne seront concernés par le dernier cas, que ceux qui disposent de belles facultés d’adaptation et de reconversion des informations et du pro- gramme qu’ils sauront plus aisément remanier pour redevenir efficace dans ce domaine. En supposant qu’un minimum d’attention et de vigilance accompagnent l’exercice, il n'apparaît pas qu’il relève d’une performance mentale ou intellectuelle à proprement parler. Il s'agit en effet d'une discipline où les composantes ne se travaillent pas, ou en tout cas, ne sont pas clairement connues. D’aucuns avancent outre-atlantique, où la diversité des races constitue l’ordinaire du quotidien, que les erreurs judiciaires avérées sont plus fréquentes lorsqu’elles résultent de témoignages visuels rapportés par des gens n’appartenant pas à la même ethnie que le suspect. Ainsi et par ce tour de passe-passe, ce dernier est élevé au rang inconfortable de condamné à porter le fameux pyjama orange. Mais ici, c’est une autre histoire qui commence : celle du rouleau-compresseur judiciaire, qui est à l’Homme, ce que la machine à trancher, est au jambon !